Jean Pormanove, 46 ans, mort en direct après 298 heures de live
Dans la nuit du 17 au 18 août 2025, un homme s’est endormi devant la caméra… et ne s’est jamais réveillé. Raphaël Graven, connu sur Kick sous le pseudonyme « Jean Pormanove », venait d’enchaîner 298 heures de diffusion en continu. Presque deux semaines sans sommeil, soumis à des humiliations, des violences, des défis absurdes. Tout était filmé. Tout était monétisé.
Il était vulnérable, isolé, mais populaire. Très populaire : plus de 190 000 followers sur Kick. Chaque jour, ils étaient des dizaines de milliers à assister à son calvaire, dans un mélange d’indifférence, de moqueries… et parfois, de dons.
Le 18 août au matin, Jean Pormanove est allongé, silencieux, inerte. Ses partenaires de stream l’interpellent, sans réponse. Ils lui jettent des bouteilles vides. Le secouent. Tentent de le réveiller. En vain. La caméra continue de tourner. Le tchat s’agite. Mais lui ne bouge plus. Au bout de quelques minutes, ils comprennent. Et cette fois, ils coupent le live. Jean Pormanove est mort.
Dans les heures qui suivent, le compte Kick France publie un message sur X. La plateforme se dit « profondément attristée » et annonce le bannissement de tous les co-streamers impliqués dans l’attente de l’enquête. Kick promet de collaborer avec les autorités et prévoit une révision complète de ses contenus francophones.
Mais cette déclaration sonne creux. Car Kick France faisait régulièrement la promotion de la chaîne Jean Pormanove, relayant ses contenus, valorisant son succès. La plateforme savait exactement ce qui s’y passait. Et a laissé faire. Jusqu’au drame.
Nous sommes profondément attristés par la disparition de Jean Pormanove et adressons nos sincères condoléances à sa famille, à ses amis et à sa communauté.
— Kick Français (@Kick_FR) August 20, 2025
Tous les co-streamers ayant participé à cette diffusion en direct ont été bannis dans l’attente de l’enquête en cours.…
Signalements, enquêtes, silences : Kick savait
Depuis, la France est en état de choc. L’affaire fait le tour du monde. Des milliers de personnes découvrent son visage, son quotidien filmé, ses souffrances offertes à l’algorithme. Aux États-Unis, on parle de livestream torture. En France, c’est la sidération. Mais ce drame n’est pas une surprise.
Dès décembre 2024, Mediapart alertait. Deux streamers niçois, Naruto et Safine, utilisaient la chaîne « Jeanpormanove » pour mettre en scène des humiliations violentes. JP en faisait partie. L’autre victime, Coudoux, est un homme en situation de handicap. Coups, insultes, défis dégradants : tout est diffusé sur Kick. Rien n’est modéré.
Le parquet de Nice ouvre une enquête. Le 8 janvier 2025, Naruto et Safine sont placés en garde à vue. Les chefs d’accusation sont graves : violences volontaires en réunion sur personnes vulnérables, provocation à la haine, diffusion d’images portant atteinte à la dignité. Leur studio, situé à Contes, est perquisitionné. Du matériel informatique et des heures de vidéos sont saisis.
Mais la garde à vue est levée. Pas de mise en examen. L’enquête continue. Puis… silence. Aucun signalement de la plateforme. Aucune restriction. Le live reprend. Et monte encore d’un cran. Jusqu’à ce matin du 18 août 2025. Jusqu’à la mort de JP.
Et au cœur de cette affaire, un nom revient sans cesse : Kick. Plateforme jeune, provocante, permissive. Certains la défendent au nom de la liberté. D’autres y voient un monstre sans règles, où le pire peut arriver. Et parfois, arrive vraiment. Alors, la question se pose : faut-il interdire Kick ?
Kick : une plateforme née pour casser les règles
Kick naît en novembre 2022, à Melbourne. Deux noms sont derrière le projet : Bijan Tehrani et Edward Craven, déjà fondateurs de Stake.com, un géant du casino crypto basé à Curaçao. Leur idée est simple : créer un Twitch sans limites. Moins de règles. Plus d’argent. Et surtout, aucune contrainte européenne.
La promesse est alléchante : là où Twitch prélève 50 % des revenus des abonnements, Kick n’en garde que 5. Le modèle explose. En quelques mois, la plateforme attire des stars du streaming — Adin Ross, xQc, Amouranth, Hikaru Nakamura, Nickmercs, Ice Poseidon, Ilyas El Maliki — certains bannis d’ailleurs, tous séduits par la liberté offerte et les contrats mirobolants.
Kick est opérée par Kick Streaming Pty Ltd, une société australienne détenue par Easygo Entertainment et une holding nommée Ashwood Holdings. Aucun siège en France. Aucun bureau en Europe. Aucun représentant légal local. Et ça change tout.
Car en Europe, une loi est censée encadrer les géants du numérique : le Digital Services Act. Elle impose, aux plateformes dépassant 45 millions d’utilisateurs actifs par mois, des obligations strictes : audits, modération proactive, retrait rapide des contenus illicites. Mais Kick, selon son propre rapport, comptait seulement 3,5 millions d’utilisateurs actifs dans l’UE à mi-2024. Loin du seuil.
Ainsi, Kick échappe à la régulation. Pas d’audit obligatoire. Pas de devoir de transparence sur la modération. La plateforme publie bien un rapport semestriel. Un document lisse, hébergé sur son propre site, où il est question d’une équipe « Trust & Safety »… sans chiffres, sans exemples, sans engagement mesurable.
Le modèle Kick est pensé pour fonctionner hors radar. Et cette liberté assumée a un prix. Kick devient rapidement le refuge des contenus les plus borderlines. Violences, discours haineux, nudité, provocations politiques… Alors, la mort de Jean Pormanove n’est pas une surprise. Ce n’est pas un bug du système. C’est le système lui-même. Et ce système, plusieurs acteurs l’avaient dénoncé. Noir sur blanc.
Les alertes s'accumulent, en France comme à l'étranger
10 février 2025. La Ligue des droits de l’Homme saisit formellement l’Arcom, le régulateur français de l’audiovisuel. Dans un courrier public, la LDH accuse Kick d’héberger des contenus « dégradants, humiliants, et violents » impliquant des personnes vulnérables — en particulier sur la chaîne Jean Pormanove.
Elle parle des sévices physiques diffusés en direct : jets d’eau, électrochocs, insultes, mise en scène de souffrances. Elle rappelle un principe fondamental du droit français : le consentement ne légitime pas les atteintes à la dignité humaine. Le même jour, la LDH publie un communiqué :
« L’ensemble de ces faits mettent en exergue la responsabilité de la plateforme de diffusion Kick et ses défaillances dans la mise en œuvre de son obligation de modération des contenus illicites, tant les injures et violences sur une personne en situation de handicap et de vulnérabilité, que les atteintes à la dignité de la personne humaine. Alertée sur ces contenus, la LDH rappelle que la dignité humaine est un principe à valeur constitutionnelle et, qu’en droit français, le consentement de la victime ne justifie en aucun cas de tels traitements. »
L’Arcom, saisie, ouvre un examen. Mais ses pouvoirs sont limités : elle ne peut agir qu’après diffusion.
Associations et experts : même constat
En Grèce, l’alerte ne traîne pas. Dès 2024, la Commission hellénique des jeux classe Kick comme plateforme de jeux illégale, en raison de ses liens directs avec Stake.com. Le résultat est net : Kick est bloqué par les fournisseurs d’accès, sur décision administrative.
Au Royaume-Uni, c’est Ofcom — l’équivalent britannique de l’Arcom — qui entre en jeu. En 2024, l’agence ouvre une enquête officielle : Kick est accusé de ne pas avoir réalisé les évaluations de risques obligatoires prévues par la loi britannique, concernant les contenus illégaux ou dangereux.
L’ONG britannique Internet Matters, spécialisée dans la protection des mineurs en ligne, publie un guide d’alerte. Elle y qualifie Kick de plateforme à haut risque pour les jeunes, accessible dès 13 ans. Elle cite l’absence de filtre parental, la banalisation de contenus pornographiques, la présence de jeux d’argent et de discours haineux.
Enfin, plusieurs experts en cybersécurité, dont Maia Arson Crimew, alertent en 2024 sur de graves failles techniques : piratage de tchats, usurpation d’identité, diffusion de malwares. Kick reconnaît ces vulnérabilités… mais ne les corrige que partiellement.
En l’état, Kick doit être interdit
La question était posée dès le début. Elle mérite maintenant une réponse claire.
Oui, Kick doit être interdit. Pas pour des raisons idéologiques. Pas pour censurer. Mais parce que la plateforme, dans son fonctionnement actuel, est dangereuse. Elle héberge des dérives qu’elle refuse de modérer. Elle transforme la souffrance en spectacle. Elle banalise la violence. Elle attire les pires contenus, les tolère, les monétise et parfois, les promeut.
Les alertes se sont multipliées. Mediapart, la Ligue des droits de l’Homme, l’Arcom, Ofcom, des experts en cybersécurité, des associations de protection de l’enfance, des streamers eux-mêmes. Tous ont pointé les failles. Tous ont vu ce que Kick permet. Et tous ont été ignorés.
Jean Pormanove est mort. En direct. Après 298 heures d’humiliations, de privations, d’indifférence collective. C’est le point de non-retour. Une ligne rouge franchie. Il ne s’agit plus de débats abstraits. Il s’agit de prévenir le prochain drame.
Tant que Kick opère sans cadre, sans siège en Europe, sans régulation sérieuse, elle ne peut plus être accessible sur le territoire français. Ni dans sa forme actuelle. Ni sous ce modèle. Et si les autorités ne l’interdisent pas, c’est qu’elles l’acceptent. Par défaut. Par silence. Et ce silence, cette fois, a tué.